CHAPITRE XXI

Ne pouvant se déplacer lui-même, en raison des complications diplomatiques qu’aurait entraînées son voyage en Panaméricaine, le Président Kid lui avait envoyé son secrétaire particulier, Fields. Un jeune homme d’apparence frêle, timide et inquiet. Il avait voyagé en train spécial depuis la Compagnie de la Banquise et ceci en moins d’une semaine, ce qui constituait un véritable exploit. Pour la circonstance le convoi avait emprunté le Réseau de l’Antarctique, le Réseau de Patagonie avant d’atteindre New York Station.

Et Fields était dans son bureau présidentiel, lui tendant un message du Président Kid.

Ma Chère Lady Yeuse,

C’est avec une infinie tristesse que je vous annonce la mort de votre mari, l’écrivain Ruanda, dit R, qui s’est éteint cette nuit à la suite d’une longue maladie. Dès que j’ai été averti que sa fin était proche je me suis rendu à son chevet dans la station de Kaménépolis que vous connaissez bien et qui vous doit tant. R m’a reconnu et m’a chargé de vous transmettre son adieu. Il n’était pas triste à l’idée de mourir, au contraire, et il m’a même demandé si je ne pensais pas que l’au-delà était peut-être baigné de soleil, de ce soleil qui avait occupé une place si importante dans son œuvre, que ce soit ses romans ou ses pièces de théâtre. Ensuite il est entré en agonie et j’ai tenu à rester pour lui fermer les yeux. Je vous envoie mon fidèle Fields pour vous faire part de cette pénible nouvelle, ne voulant pas confier aux liaisons officielles un tel message. En souvenir de cet homme qui nous relie à notre passé, je vous prie de croire en mon affectueux soutien. Président Kid.

 

Elle hocha la tête, tourna le dos à Fields et s’approcha de la grande baie en verre blindé qui donnait sur un jardin suspendu.

— Vous avez d’autres détails, murmura-t-elle, la gorge nouée de sanglots refusant de se libérer.

— Oui, voyageuse, pardon Lady Yeuse… Votre mari a demandé à être incinéré. L’urne sera disposée dans le hall central du grand théâtre de Kaménépolis. Les obsèques ont été grandioses et un jour de deuil a été prescrit dans toute la Compagnie de la Banquise. Toutes ses œuvres seront rééditées et inscrites aux programmes de toutes les écoles.

Elle restait le dos tourné, incapable de pleurer, de crier, de réagir. Son mari. Si peu. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis des années. Pourquoi l’avait-il épousée ? Ensemble ils avaient donné à Kaménépolis un éclat souverain dans le monde des Arts et de la Culture. Désormais on venait du monde entier assister aux créations de spectacles, quels qu’ils fussent.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Je vous remercie, Lady Yeuse, mais tout va bien. Avec votre permission je vais me retirer et demain mon train spécial reprendra le chemin de la Compagnie de la Banquise.

— Déjà ?

— Le Président Kid a besoin de moi.

— Comment est-il ?

Fields hésita :

— Il travaille beaucoup et il est seul, très seul.

— Personne ne partage sa vie ?

— Non, Lady Yeuse, personne… Dernièrement la visite de voyageuse Floa Sadon l’a quelque peu réjoui, mais la présidente de la Transeuropéenne est repartie et le Président a repris sa lourde tâche.

— Le Viaduc ?

— Le Viaduc et bien d’autres projets. Le Viaduc doit faire cette année un bond en avant de cinq cents kilomètres.

— C’est parfait.

— Lady Yeuse, puis-je parler en toute liberté ?

Elle se retourna pour le fixer avec attention.

— Le Président Kid m’a chargé d’une mission discrète.

— Vous pouvez parler.

— Il veut savoir si son fils adoptif Jdrien a bien rejoint votre Concession.

— Tout va bien. Je n’ai pas de nouvelles récentes mais il effectue des recherches que personnellement je ne pourrais pas entreprendre. Vous pouvez donc le rassurer sur ce point.

— Je vous en remercie. Le Kid aimerait bien vous rencontrer prochainement à la frontière de l’Antarctique, pour vous entretenir de problèmes économiques concernant nos deux Compagnies.

— Qu’il me fixe une date et je m’y rendrai.

Fields s’inclina :

— C’est tout, Lady Yeuse. Je vais me rendre à la CANYST pour rencontrer notre délégué permanent qui est aussi notre ambassadeur auprès de votre présidence. Je ne crois pas que je vous reverrai avant mon départ, mais si d’ici là vous aviez un message pour le Président, je suis à votre entière disposition.

— Je pense que non et je vous souhaite un retour agréable dans votre grandiose Compagnie.

Seule, elle alla s’asseoir à sa table de travail et essaya d’imaginer Ruanda mort, se rendit compte que son visage s’était effacé dans sa mémoire, à l’exception de ses yeux aux paupières tombantes qui lui donnaient un air triste.

Peu après Reiner pénétrait dans son bureau pour la conférence habituelle. Il parla de différents problèmes scientifiques avant d’en venir à celui de Salt Station, dans la Province de la Baie d’Hudson.

— Il semble que le nombre d’Aiguilleurs envoyés en repos dans cette station de vacances ait augmenté de trente pour cent, ce qui me paraît surprenant. Mais les conventions signées avec les Aiguilleurs interdisent d’aller voir sur place ce qui s’y passe.

— Vous avez une hypothèse ?

— Eh bien, d’après mes renseignements, ils sont inquiets. Ils redoublent de méfiance, ne cessent de contrôler les gens du pays, font des recherches généalogiques.

— Des recherches généalogiques ?

— Sur d’anciens habitants… Je veux dire sur des descendants d’anciens habitants. Comme si ces gens-là étaient susceptibles de les gêner… Vous savez qu’une tribu d’Esquimaux a cru voir jadis des rails lumineux qui s’élevaient vers le ciel, selon un angle de vingt à trente degrés environ… Cette légende figure sur des peaux de bêtes dans des dessins très précis. On distingue la banquise, les deux rails lumineux de couleur plutôt orange. Or, j’ai appris que les Aiguilleurs traquaient les vendeurs de ces peaux. Ils en ont confisqué des monceaux qu’ils ont détruits.

Yeuse fit servir du thé. Depuis la visite de Fields elle avait froid malgré le chauffage puissant de son train présidentiel.

— Vous en avez eu entre les mains ?

— Des photographies en couleurs… Très belles. C’est un dessin très naïf mais qui ne varie guère d’une peau à l’autre, comme si la mémoire collective des Esquimaux restait absolument fidèle, depuis des générations, à ce que les yeux ont vu.

Il accepta de boire du thé et continua de faire son rapport sur les Aiguilleurs. Il se passionnait pour ces recherches, cherchait à comprendre l’énigme Palaga, ce Maître Suprême des Aiguilleurs qui aurait vécu plus de cent cinquante ans.

— Chobi, le président de la commission provisoire de surveillance, entretient des relations secrètes avec Maliox. Et en même temps il paraît collaborer avec Jeb Interson à la mise en place de nouvelles entreprises financières.

— Vous voulez dire que Jeb Interson se rapprocherait de la caste qu’il a toujours détestée ?

— C’est possible. Vous l’avez écarté des hautes fonctions auxquelles il aspirait et il cherche à s’unir à vos ennemis, c’est de bonne guerre.

— Y aurait-il complot ?

Reiner secoua sa tête avec tant de vigueur que ses lunettes glissèrent sur son nez étroit :

— Pas du tout… Pas pour le moment. Cependant, les Aiguilleurs recherchent des alliances et c’est un signe de faiblesse. Maliox n’est pas le vieux Palaga et ils sont déboussolés, en quelque sorte. Je voudrais bien savoir ce qui se passe à Salt Station. J’essaye de trouver quelqu’un de sûr à envoyer là-bas mais la caste effraye tout le monde. Et ils ont vite fait d’acheter les consciences. Leur trésor est inimaginable. On dit qu’ils payent de grosses sommes à de simples espions.

Elle ne lui avait pas parlé de Jdrien. Ni à lui ni à personne. Le fils de Lien Rag agissait donc dans la plus grande clandestinité. Elle-même ignorait où il se trouvait, il n’essayait même pas d’entrer en contact télépathique avec elle, comme s’il craignait que son message ne soit capté par un autre cerveau.

— J’ai appris que certains registres d’état civil auraient disparu pour une certaine époque, qui remonte de cent cinquante à deux cents ans. Il est donc difficile de comparer ce que nous savons avec la réalité légale.

 

Le sang des Ragus
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